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Vagues d’agressions racistes en Tunisie : quand les discours anti-immigration légitiment la violence



Photo:Thierry Brésillon


Par Kalya Nzesseu


Lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale le 21 février 2023, le président tunisien Kaïs Saïed s’en prend aux migrants subsahariens qu’ils accusent d’avoir « un plan criminel pour changer la composition démographique de la Tunisie » ce qui menacerait, selon lui, l’identité arabo-musulmane du pays. Dans un contexte de crise politique et économique, cette « stratégie du bouc émissaire » est extrêmement dangereuse et je vous explique pourquoi.

Que se passe-t-il concrètement ?

Depuis la prise de parole de Kaïs Saïd, les immigré∙es noir∙es subissent une vague de violences sans précédent à travers tout le pays. Selon Amnesty International, « des groupes sont descendus dans la rue et ont attaqué des migrant·e·s, des étudiant·e·s et des demandeurs et demandeuses d’asile noirs, et des policiers ont procédé à l’arrestation et à l’expulsion de nombre d’entre eux ». On parle d’injures racistes, d’actes d’intimidation, d’attaques à l’arme blanche, et d’arrestations arbitraires. Les témoignages se multiplient sur les réseaux sociaux et certains expliquent même avoir été chassés de chez eux par des groupes d’agresseurs qui ont également volé, détruit ou incendié leur biens. Plusieurs immigré∙e∙s subsaharien∙ne∙s ont été contraints de quitter leur logement afin de se réfugier auprès de l’ambassade de leur pays d’origine. En outre, la violence ne touche pas seulement les migrants mais également les Tunisien∙ne∙s noir∙e∙s, qui représentent 10 à 15% de la population, dans un pays qui était déjà aux prises avec un racisme latent. À tel point qu’en 2018, une loi a été promulguée afin de pénaliser les discriminations raciales. Cependant, ces derniers mois la parole raciste et les discours de haine se sont multipliés sur les réseaux sociaux et dans les médias, encouragés par la montée du Parti nationaliste tunisien qui adhère au concept de « grand remplacement » et réclame l’expulsion des migrants subsahariens par le biais d’une pétition en ligne, sans que les autorités ne réagissent. D’après Saadia Mosbah, présidente de l’association Mnemty, qui lutte contre le racisme « ces propos donnent de la légitimité à toute personne qui voudrait agresser une personne noire dans la rue [...] Même moi, en tant que Tunisienne noire, je suis désormais menacée si je sors dans la rue, puisque les gens ne font de toute façon pas la différence. »

L’immigration subsaharienne en Tunisie : quelle réalité ?

Le président parle d’une « horde de migrants clandestins » venus pour détruire l’identité tunisienne, mais en réalité les immigré·es subsaharien·ne·s, incluant les personnes en situation irrégulière, les travailleurs non-déclarés mais également les étudiant·e·s expatrié·e·s en règle, ne représentent que 21 000 personnes dans un pays qui compte 12 millions d’habitants. C’est à peine 0,2% de la population tunisienne (Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux, 2023) En les accusant de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », il cherche à diviser par la peur et à désigner un coupable dans un contexte de crise économique et politique. Il joue sur des tensions anciennes pour justifier un régime de plus en plus autoritaire. En effet, après avoir été élu président en octobre 2019, Kaïs Saïd suspend le Parlement en juillet 2021 et met en place une Constitution extrêmement controversée avec laquelle il concentre la quasi-totalité des pouvoirs. Ajouter à cela une crise économique qui s’aggrave avec la guerre en Ukraine qui a provoqué la hausse des prix du pétrole et des céréales dont la Tunisie est très dépendante, le discours anti-immigration devient extrêmement utile pour détourner l’attention de problèmes plus graves. Plusieurs associations antiracistes parlent de « stratégie du bouc émissaire ». On cible une population minoritaire et on la rend coupable de tous les maux du pays afin de se présenter comme le leader charismatique qui protégera son peuple d’une menace qui n’existe pas en réalité. Cette rhétorique politique est extrêmement dangereuse dans un contexte aussi tendu et elle est à l’origine des pires atrocités humaines dans l’Histoire (Shoah, génocide arménien, génocide des Tutsis au Rwanda, génocide bosniaque…). Le président est légèrement revenu sur son discours le 5 mars 2023, en se défendant de tout racisme, mais ce n’est absolument pas suffisant pour endiguer la vague d’agressions selon Human Rights Watch. Un discours aussi clivant au sommet de l’État qui légitime la violence.

Au delà de la « stratégie du bouc émissaire » et des discours anti-immigration : la théorie du « grand remplacement » pour justifier le racisme anti-noir∙e∙s

Non seulement ce discours joue sur la peur en manipulant les chiffres pour désigner un ennemi, mais il est également sous-tendu par le concept de « grand remplacement » qui légitime le racisme par une volonté de protéger l’identité et la culture d’un pays — ce qui pour certains serait plus acceptable qu’une pure hiérarchie des races sans aucun fondement —. Or, cette théorie repose là encore sur des mensonges. Mais tout d’abord, c’est quoi le « grand remplacement » ? Pour faire simple, c’est une thèse qui a été popularisée par l’écrivain et militant politique français d’extrême droite, Renaud Camus qui nous explique qu'il existerait un complot visant à remplacer la population française par les populations étrangères et plus particulièrement les populations africaines (« les Arabes et les Noirs » ). Par la suite, le concept a été repris par de nombreux militants d’extrême droite dont Marine Le Pen, Nicolas Dupont Aignan et bien sûr Éric Zemmour qui en a fait son fond de commerce. Alors que, selon l’INSEE, l’immigration subsaharienne ne représente que 5% de la population française. Ainsi, la théorie du « grand remplacement » n’est qu’une stratégie politique qui joue sur la peur et le ressenti des gens afin de détourner l’attention d’une crise ou bien fédérer pendant une élection. Pire encore, elle vide complètement l’immigration de son sens historique et politique. Pour reprendre le cas tunisien, l’immigration subsaharienne dans cette zone du Maghreb n’est pas arrivée là par hasard. L’histoire du racisme anti-noir∙e∙s dans cette région, c’est aussi l’histoire de la traite arabo-musulmane qui a duré plusieurs siècles mais qui est pourtant régulièrement occultée de l’historiographie. Dans le cas de la Tunisie, sa position géographique la tient à l’écart des grands axes du commerce transsaharien. L’esclavage est donc la raison principale de l’arrivée de populations noires dont on a forcé l’assimilation sur son territoire et qui a duré jusqu’en 1846. Néanmoins, les anciens esclaves continuent d’être officieusement exploités par la suite et plusieurs clichés racistes vont perdurer. La présence de Tunisien∙ne∙s noir∙e∙s a donc une logique historique qui est complètement déformée par les propos de Kaïs Saïd. C’est ainsi que l’on assiste à des réactions xénophobes mais également à des violences qui sont purement négrophobes. Plus que la peur de l’étranger, dans cette conception le problème c’est les Noir∙e∙s.

L’exemple tunisien illustre donc parfaitement en quoi un discours anti-immigration qui manipule l’histoire afin d’exalter les passions, tout en jouant sur la peur et les frustrations d’une population en pleine crise, est extrêmement dangereux car cela légitime la violence envers les minorités visées par cette « stratégie du bouc émissaire », qui n’est finalement qu’une rhétorique de politique politicienne sans réalité empirique.

Sources:

© 2021 Le Polémique

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