Par Lola Christophe
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Photo : [REUTERS/Zohra Bensemra
Il y a plus de dix-huit mois, le Soudan plongeait dans la guerre, la destruction, la violence. Depuis lors s’est installé un climat de terreur permanent chez la population civile, première victime d’une lutte pour le pouvoir entre deux généraux, et leur armée qui multiplient les crimes de guerre. L’instabilité de la région n’est toutefois pas un phénomène récent ; elle s’inscrit dans un contexte historique difficultueux, nourri par une succession de conflits ethniques, par deux guerres civiles, mais aussi par diverses ingérences étrangères.
Un contexte complexe
Le Soudan et le Soudan du Sud ont connu des décennies de guerres civiles en raison de tensions ethniques, politiques, religieuses et économiques. Tout d’abord, il est essentiel de rappeler le rôle de l’occupation égyptienne et de la politique administrative coloniale britannique, qui ont considérablement contribué à la division entre le Nord Soudan, à majorité arabo-musulmane, et le Sud Soudan, à majorité noire animiste et chrétienne. Le pays sera en effet un condominium anglo-égyptien de 1899 à 1955.
Depuis que le pays a obtenu son indépendance en 1956, il y a eu deux guerres civiles dont les conséquences ont été dévastatrices pour les Soudanais.es, ainsi que la guerre du Darfour qui a débutée en 2003, durant laquelle les Massalits, les Fours et les Zaghawa, trois groupes ethniques non-arabes, ont été victimes d’un nettoyage ethnique. Selon Human Rights Watch, la possibilité qu’un génocide ait été, et soit toujours, commis au Darfour existe.
La première guerre civile se déroule de 1955 à 1972, sur fond de divergences entre le Nord et le Sud, ce dernier souhaitant faire entendre sa volonté d’autonomie. La guerre prend fin avec la signature de l’accord d’Addis-Abeba, qui ouvre la voie à la création d’un gouvernement régional autonome pour le Sud. Cependant, une deuxième guerre civile éclate en 1983, lorsque le gouvernement du Soudan défie l’accord de paix. Celle-ci dure jusqu’à la signature, en 2005, de l’Accord de paix global, établissant un Soudan du Sud autonome et prévoyant la tenue d’un référendum dans un délai de six ans, pour décider de son éventuelle indépendance.
C’est ainsi que le 9 juillet 2011 fût créée la République du Soudan du Sud, le « oui » pour l’indépendance l’ayant emporté à 98%. Depuis, le Soudan se trouve dans une situation plutôt scabreuse, puisque les deux tiers des ressources pétrolières du Soudan se trouvent dans le Sud. Ainsi, la sécession a privé le pays d’une grande partie de ses revenus pétroliers, entraînant une grave crise économique, exacerbant les doléances sociales et économiques de la population et entraînant une vague de manifestations en 2018 et 2019.
« La guerre des généraux »
Depuis le 15 avril 2023, le Soudan est donc le théâtre d’une lutte pour le pouvoir entre Abdel Fattah Al-Burhane, général à la tête du Soudan et des Forces armées soudanaises (FAS) et Mohamed Hamdan Dagalo, ou général « Hemedti », dirigeant des Forces de soutien rapide (FSR). Anciennement alliés, ces deux généraux s’étaient associés durant le coup d’État de 2019, durant lequel fut destitué l’ancien dictateur Omar el-Béchir, lui-même arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire en juin 1989.
En théorie, ce putsch semblait ouvrir la voie à un nouvel ordre, créant une brèche pour le retour du pays à la démocratie. Une déclaration constitutionnelle avait été signée, et un Conseil de souveraineté avait été mis en place, composé d’officiers et de civil.es, avec comme éventualité d’être remplacé par un gouvernement élu lors d’élections générales en 2022.
Cependant, la promesse d’une transition démocratique s’est vite envolée. Deux ans après la formation du Conseil, le 25 octobre 2021, le Soudan est de nouveau secoué par un coup d’État orchestré par le général Al-Burhane. Celui-ci fait arrêter le premier ministre Abdallah Hamdock ainsi que d’autres membres civils du gouvernement transitoire, dissout le Conseil et proclame l’état d’urgence. Hemedti était alors le numéro deux du pouvoir militaire. Toutefois, les rivalités n’ont cessé de croître sur fond de luttes de pouvoir, jusqu’à l’éclatement, en avril 2023, de combats meurtriers et dévastateurs entre leurs armées respectives. D’abord localisés à Khartoum, capitale du Soudan, les affrontements se sont propagés à travers le reste du pays.
Pire crise humanitaire au monde
Les premières victimes de cette lutte ? Les civil.es. Crimes de guerres, famines, pillages, déplacements forcés… la liste des conséquences cataclysmiques sur la population soudanaise ne cesse de s’allonger et le bilan tragique s’alourdit de jour en jour.
Selon l’ONU, le Soudan est confronté à la crise de la faim la plus grave du monde : ce sont près de 26 millions de personnes qui sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë, soit plus de la moitié de la population soudanaise, dont 8,5 millions qui sont en situation d’urgence. Les femmes et les filles sont aussi considérablement et constamment exposées à des risques de violences et d’exploitations sexuelles. L’ONG Human Rights Watch a recueilli des témoignages faisant état de 262 cas de violences sexuelles dans la ville de Khartoum entre avril 2023 et février 2024, touchant « des femmes et des filles âgées de 9 à 60 ans » dont au moins « quatre femmes sont décédées des suites des blessures infligées ». Il est toutefois difficile de chiffrer et de mesurer l’ampleur de ces violences en raison de la stigmatisation, de la peur de représailles et de l’ostracisation, mais également parce qu’il est difficile et éprouvant pour les victimes de violences sexuelles de parler de ces expériences traumatiques. Le viol et les situations d’esclavage sexuel sont donc utilisées comme armes de guerre par les deux factions belligérantes, rapporte Amnistie Internationale. Plus de 6 millions de personnes risquent de subir des violences basées sur le genre dans la guerre au Soudan, les femmes et les filles étant les plus vulnérables. En effet, le corps des femmes et des filles est utilisé comme un moyen de terroriser, humilier, punir ou contrôler les différentes communautés. De plus, il n’existe plus aucun endroit sûr pour les victimes, qui ne peuvent donc pas bénéficier du soutien médical et psychosocial urgent dont elles ont besoin. Les survivant.es doivent continuer de vivre avec des séquelles physiques, émotionnelles, sociales et psychologiques qui s’ajoutent aux autres conséquences dévastatrices de la guerre.
Toujours selon l’ONU, il s’agit de la plus grande crise de déplacement interne au monde, avec 11 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays et 2,3 millions ayant fui vers les pays voisins. Des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, les estimations allant de 20 000 à 150 000. Des chiffres sûrement bien en deçà de la réalité selon certain.es expert.es, étant donné les difficultés de recensement des victimes.
L’accès aux soins pour les habitant.es est quasi inexistant, les infrastructures de santé ayant été dévastées par les attaques des belligérants, alors même que les cas de choléra, de dengue, de rougeole et de paludisme font rage. Aussi, le Soudan doit faire face à des inondations sans précédent, conséquences directes du réchauffement climatique, qui exacerbent la situation humanitaire et entraînent davantage de déplacements internes.
Récemment, de violentes attaques ont eu lieu dans l’État d’Al Jazirah, où les FSR ont lancé des attaques, tirant sans discriminer sur les civil.es et commettant des violences sexuelles contre les femmes et les filles, selon l’ONU. Entre le 20 et le 27 octobre 2024, ce sont près de 50 000 personnes et 9 500 familles qui ont dû fuir Al Jazirah vers les régions de Geradef, Kassal et Nil fluvial. Au moins 124 personnes ont été tuées, dont 10 enfants.
Ingérences étrangères :
La crise qui touche le Soudan est également complexe dans la mesure où plusieurs puissances étrangères alimentent le conflit en soutenant les belligérants, en fonction des intérêts qu’elles ont dans la région. Les combats auraient ainsi été multipliés, tant en nombre que par l’intensité de la violence, par l’importation massive d’armes.
Par exemple, les Émirats Arabe Unis, qui arment les FSR afin d’étendre leur influence en Afrique, ou encore la Russie, cherchant à défendre ses intérêts miniers, a collaboré avec les milices de Hemedti; la milice Wagner est également active dans la région depuis 2017. Quant aux FSA, elles peuvent compter sur le soutien de l’Égypte, fidèle alliée apportant un appui militaire, financier et humanitaire, mais aussi sur l’Arabie Saoudite, qui leur a accordé des milliards de dollars en aide, ou bien encore sur l’Iran, qui leur fournit de l’armement et des drones dans le but de renforcer son influence régionale. La Russie semble aussi s’être récemment rapprochée du général Al-Buhrane, avec pour objectif d’établir une base navale stratégique en mer Rouge. L’armée gouvernementale est également épaulée par La Turquie, le Qatar et l’Érythrée.
Ces pays, en fournissant des ressources qui alimentent la guerre, permettent à la guerre au Soudan de perdurer et empêchent toute possibilité de résolution. Pourtant, le Soudan est actuellement à feu et à sang, et l’urgence d’une solution s’impose.
D’autant plus que les précédents pourparlers, entamés le 14 août avec pour ambition de stopper les combats et d’élargir l’accès humanitaire, se sont soldés par un échec. En effet, l’armée refuse toujours de rencontrer la milice paramilitaire et a donc décidé de ne pas envoyer sa délégation à Genève ; seules les FSR y ont participé.
Ce qui est certain, c’est que les combats font toujours rage à travers tout le pays et que la situation humanitaire ne cesse de s’aggraver. Cet affront pour le pouvoir, intensifié par les puissances extérieures, se fait aux dépens des civil.es, massacré.es et victimes de crimes de guerre. Pourtant, l’indifférence de la communauté internationale est palpable : aucune sanction imposée aux pays qui arment les belligérants, malgré l’embargo des Nations Unies; aide humanitaire demeurant bien trop insuffisante; faible couverture du conflit et des souffrances humanitaires dans les médias occidentaux.
Sources :