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“Cette mer si bleue qu’il n’y a que le sang qui soit plus rouge” - écrivait Claudel


Photo: Associated Press / Vincenzo Circosta



PAR ZOÉ DECROS


Ce sang, c’est celui des oublié.es, morts.es dans cette mer Méditerranée qui chaque jour accueille malgré elle des corps d’enfants, de femmes et d’hommes. Morts.es pour seule et unique raison d’avoir voulu remplacer à leurs conditions d'être humain.ne le terme survivre à celui de vivre.


Le XXIe siècle est inscrit dans le registre de l’absurde.


L’absurdité d’une déshumanisation croissante de ces visages abimés par la guerre, par leurs voyages, leurs abus sexuels, leurs marchandages.

L’absurdité des gouvernements qui, en même temps de créer une solidarité européenne, accentuent l’effet néfaste des frontières lignes.

L’absurdité d’une peur existentielle de l'Autre, en raison de sa couleur, de sa race et/ou de sa religion.

L’absurdité de ces femmes qui sont doublement victimes de discrimination sexistes et sexuelles.

L’absurdité d’un droit international qui prône le principe de non-discrimination, et qui dans les faits change le principe de discrimination selon son bon vouloir.

L’absurdité d'une humanité inexistante, d’une solidarité internationale de papier, et d’une violence extrême envers des peuples déjà opprimés.


Qu’est-il arrivé ?


Le 2 septembre 2022, l’Europe fait face à ses vieux démons. Les images défilent à la télé, elles semblent irréalistes, intemporelles. Une sorte d’ironie morbide se dégage de notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Notre très chère devise : « Liberté, Égalité, Fraternité » semble avoir été mise sur sourdine par ces dirigeants.es du haut qui regardent d’un regard tenace et avide ses bateaux noires de monde, ces vagues et cette mer déchainée face à ces corps apeurés, forts et désespérés. Ce jour-là, ce sont 460 vies humaines qui ont été sauvées par le bateau Ocean Viking de l’association SOS Méditerranée, et de la Fédération internationale de la croix rouge et du croissant rouge.


Ces 460 personnes sont des chanceux malheureux. Ils/elles ont survécu à ce cimetière marin, dans lequel on a dénombré en 2021 plus de 3000 personnes noyées ou disparues. Ces vies, ce sont des vies d’hommes, d’enfants, de femmes qui ont une identité propre, un courage immense et un espoir sans fin, envers ce qu’ils appellent parfois un “paradis”. Rescapé.é.s mais pas encore sauvé.e.s, ils-elles devront attendre plusieurs longues heures dans leurs blessures et leurs souffrances, les décisions racistes et xénophobes des gouverneurs européens. Tout cela pour finalement être classés et triés telles des bêtes en Italie, puis enfin accueillis en France dans des camps de réfugiés dans le port français de Toulon.


Après cet évènement nous pourrions ajouter au terme «paradis» l’attribut d’enfer. Cette déshumanisation est flagrante et inacceptable. Le rapport vertical n’est même plus pensé, mais directement appliqué. Cette déshumanisation est institutionnalisée dans le regard que l’on porte à autrui. Ces Autres c’est avant tout des personnes ayant comme nous, vous, une dignité, une histoire, une langue, une nation. La seule différence qui nous sépare c’est que l’un.e à la chance de vivre dignement et en sécurité dans son pays d’origine, tandis que l’autre doit le fuir malgré sa volonté .


Cette migration n’est pas un choix. Choisir, c’est avoir deux possibilités. Dans leur cas, la mort est l’autre choix. Alors autant tenter d’affronter ce Mur bleu azur titanesque et infranchissable.


Une crise migratoire qui tue de plus en plus.


Cette crise migratoire n’est pas un phénomène nouveau. C'est en 2015 que le flux migratoire en Europe atteint son pic. Le Haut-Commissariat des Réfugiés (HCR) enregistre près de 1 000 573 migrants arrivés par La mer Méditerranée en Europe, dont 3 735 qui ont péri durant la traversée. Les années suivantes, le nombre diminue avec seulement 95 800 en 2020. Ainsi, en termes de Real Politik, c’est-à-dire par une analyse quantitative de nombres d’immigrants enregistrés comme des “arrivées irrégulières”, elles ont baissé tel que l’indique l’agence Frontex.


En termes de politique migratoire, la réalité est singulièrement plus sinistre. En effet, le durcissement des politiques migratoires européennes n’a cessé de compliquer les procédures qui concernent l’arrivée des migrants sur le sol européen. Ce phénomène n’a fait qu'accroître le nombre de décès et de disparitions dans ce cimetière géant. On dénombre en 2021 : 3231 personnes décédées ou disparues pour seulement 1881 personnes en 2020. Cette approche uniquement quantitative, qui est souvent utilisée par nos médias occidentaux, ne fait qu’empirer cette déshumanisation.


Ré-humaniser ces parcours de vies


Leurs voix ne sont ni entendues ni écoutées. Les statistiques choquent et conviennent à une partie de l’opinion publique qui ne veut pas avoir à supporter les témoignages de ces rescapés.


Pourtant, ces récits qui nous semblent parfois irréels ont besoin d'être entendus. Car ils contribuent à cette part d'humanité que le papier peut transmettre. Ainsi, pour redonner de l’Humain à ce phénomène analysé de manière froide et institutionnelle, je vous partage ici une infime partie du livre publié par SOS Méditerranée, et les mots d’Ousman, auteur et rescapé ghanéen, raconté par Leila Slimani.


Ce sont des passages choisis qui racontent son voyage, et celui de milliers de migrants.tes qui, tous les jours, espèrent du plus profond de leurs cœurs trouver un lieu ou vivre n’a pas la même connotation que celui de survivre.


Ousman :


“Je suis né au Ghana dans la jungle tropicale...”


“Puis on est arrivés dans le désert, nous avons marché pendant 19 jours”, “La première fois nous avons trouvé neufs cadavres”, “j’ai commencé à me dire que j’allais finir comme ça, comme un cadavre au milieu du désert”, “nous n’étions plus que six, les quarante autres étaient mort d’épuisement”,


« Je me disais que j’avais eu tort d’entreprendre ce voyage, Mais c'était trop tard”


“Une fois arrivé en Algérie, la police nous a arrêté puis nous a relâché" “ un de mes compagnons m’a expliqué que l’Europe payait pour lutter contre l’immigration clandestine”


“Le voyage vers le paradis c’est surtout attendre” “j’ai beaucoup souffert… mais ce n’est rien à côté de ce qu'endurent les femmes. Viols à répétition, grossesses forcées...” “Personne n’avait de gilet de sauvetage” “ je crois que c'était encore pire que le désert".


“Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cet enfer” “Je veux qu’ils sachent que le paradis n'existe pas”.


Ces mots amers viennent clore cette illusion migratoire, d’un auteur qui se demande encore aujourd'hui : Dans un monde plein d'argent, comment est-il possible que des êtres humains vivent encore cet enfer ?


Le ping pong migratoire


Face à cet enfer, l’Europe tente de réagir. Son but : fermer la Méditerranée et endiguer les flux migratoires. Cette politique de renfermement sur soi-même, qui va à l’inverse du récit mondial, tend à s'universaliser. Elle est caractérisée par une série de traités qui ferment petit à petit toutes les voies d’accès de cette mer mortifère.


C’est en octobre 2015 que la route des Balkans se ferme, celle qui coupe l’accès à la mer orientale. Puis, le coup de force parvient en 2017 avec la Déclaration de Malte entre l’Europe et la Turquie, qui prévoit la fermeture de la Méditerranée centrale. Elle cherche à endiguer les flux migratoires et prévoit de "soutenir les gardiens des côtes libyennes pour identifier les flots de passeurs”. De plus, l’Europe prévoit des fonds pour les pays limitrophes qui connaissent un flux important de réfugiés. La Libye, la Turquie ou encore la Tunisie sont censées permettre un contrôle externe des arrivées clandestines des migrants sur le sol européen.


Ainsi, la politique interne se préserve de l’externe en remplaçant un souci humain à un souci financier.


En plus du souci moral, la stratégie migratoire de l’Union européenne viole de nombreux principes de droits internationaux. Tout d'abord la Libye, n’est pas un pays signataire de la Convention de 1951 de l’UNHCR, qui prévoit le statut et la protection des réfugiés. Cette convention met en avant, entre autres, le principe de non-refoulement : c’est-à-dire qu’un individu ne peut être renvoyé dans un pays où sa vie est en danger. De plus, la Libye possède score de 83 points sur 100 en termes de corruption au sein de son secteur public. Cette stratégie migratoire est ainsi tout simplement dénuée de sens, de rigueur et d’humanité.


Elle l’est d’autant en ce qui concerne le cas des migrants mineurs qui doivent “prouver qu’ils sont confrontés à des risques majeurs dans leurs pays d'origine”.


Enfin, ce 2 septembre a démontré cette corrélation négative entre la montée de l'extrême droite en Europe et celle d’un accueil aux réfugiés.


Cet enfer illustre l'obsolescence du système onusien et européen et également le racisme et la xénophobie des politiques européennes, qui tentent à tout prix de préserver cette histoire nationale, cette idée de “Faire France” dans un monde polarisé aux enjeux toujours plus complexes.



Les vrais acteurs.trices


Heureusement, la solidarité existe. Elle est illustrée tout au long de ce récit des écrivains.nes engagés.és du livre SOS Méditerranée. Cette association créée par Sophie Beau et Klaus Vogel à la fin de l’opération Mar Nautrum en novembre 2014 est le parfait exemple de l’importance de la société civile et de ses associations dans cette lutte acharnée d’aide aux migrants.tes. Ces associations luttent tous les jours pour atténuer les conséquences tragiques des politiques européennes en matière de sauvetage en mer. Souvent privées de financement et d’aide des grands dirigeants, elles avancent par l’amour envers cette humanité, qui comme l’écrit Abd al Malik est en question celle qui nous oblige à traduire en actes cette vraie connaissance de nous-même dans nos attitudes solidaires et empathiques hors desquels tout n’est pas absurde”.


Merci à toutes ces associations qui ont, pour Moussa et tant d’autres, permis de trouver un repère dans cet univers parfois dénué de sens et d'humanisme.


Merci : SOS méditerranée, la SNSM, La croix blanche, l’UNCHR, MirENS, “Refugee rescue”, “Sea eye” et à tant d’autres pour contribuer à cette solidarité internationale et préserver ce droit fondamental de vivre.


Il faut continuer d’agir à notre échelle, tous les jours, car comme le disait Albert Camus : “Si nous sommes encore là, c’est que nous n'avons pas encore fait assez”.









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